Wednesday, April 19, 2006

Genocide du Rwanda - Mise au point de Deogratias Mushayidi: Pourquoi j'ai commémoré le 6 avril

Pour quoi j’ai commémoré le 06 avril ?

Parce que je considère que le 06/04/1994 restera à jamais tristement mémorable dans les annales de l’histoire politique du Rwanda ;

Parce que je suis intimement convaincu que l’attentat du 06/04/1994, en emportant les Présidents Juvénal Habyarimana du Rwanda et son homologue Cyprien Ntaryamira du Burundi sans épargner tout l’équipage de l’avion qui les transportait, aura déclenché des événements qui ont tout chamboulé dans ma propre vie et dans celles des millions d’autres tant au Rwanda que dans la région voire dans le monde entier.

Bien que je refuse obstinément toute démarche qui tenterait de justifier ou d’atténuer, par quelque procédé que ce soit, l’extermination des Tutsi du Rwanda, une « solution » annoncée, relayée par les médias et fièrement revendiquée par des autorités de l’Etat rwandais qui sont allés jusqu’à l’assimiler à une œuvre patriotique ;

J’estime cependant, en mon âme et conscience, qu’il serait malhonnête et injuste d’ignorer ou de minimiser, pour quelque motif que ce soit, les victimes Hutu massacrées par les mêmes hordes d’assassins que celles dont la besogne essentielle était de purifier le Rwanda des ennemis et leurs complices tels qu’on désignait les Tutsi en général et des Hutu opposants réels ou supposés au régime d’alors.

Je me suis rendu le soir du 07 avril 2006 au Palais de justice où se déroulait la cérémonie de commémoration du génocide des Tutsi organisée par l’Association Ibuka. Je n’y ai pourtant passé qu’une petite demi-heure, le temps d’écouter deux allocutions prononcées avec une émotion palpable face aux centaines de bougies allumées par les rescapés venus nombreux pour l’occasion comme chaque année à la même date et au même lieu. Une toute petite demi-heure, le temps de me faire agresser verbalement par un employé de l’ambassade du Rwanda mon pays, visiblement choqué par ma présence, la veille, au Mémorial du génocide rwandais érigé dans la Commune de Woluwé saint Pierre, où étaient venus se recueillir, dans le calme et la discipline, 150 compatriotes presque tous Hutu, à l’initiative des associations rwandaises COSAR et CLIR.

« Comment peux-tu oser venir ici commémorer le génocide des Tutsi alors que tu étais hier à Woluwé Saint Pierre aux côtés des Bahutu? » me dit mon « agresseur » du jour non sans un brin d’énervement. Et un vieil ami journaliste de s’interposer aussitôt, histoire de calmer les esprits. Mais j’avais eu le temps de répliquer faisant remarquer à mon interlocuteur qu’à Kigali, les choses se passaient sans heurts. « Allez-vous protester contre le fait qu’après avoir joyeusement partagé un plat de maïs, Kagame, Rucagu, Bazivamo, Mukezamfura, Gatsinzi(j’aurais pu en citer davantage), soient assis côte à côte pour commémorer le génocide de 1994 ?». Je n’ai pas eu de réponse à ma question. Nous nous sommes donc séparés sur un score nul !

De quel crédit pourrait-on jouir quand, concomitamment, on prétend sceller la « réconciliation » à Kigali tout en semant la zizanie et la discorde dans les rangs de la diaspora rwandaise disséminée en Afrique, en Europe et en Amérique ?

Par quelle magie le Gouvernement FPR se consacrerait-il à l’unité tout en poussant ses ambassadeurs à entretenir ou à alimenter la division ? Serait-ce la fameuse vieille devise du « diviser pour régner » ? La diaspora rwandaise devrait pouvoir compter, dans pareilles circonstances, sur ses propres unificateurs.

Allons-nous ériger au Rwanda un Hutuland et un Tutsiland et dresser un mur de fer entre les deux composantes d’une même Nation fondée sur le même patrimoine linguistique et culturel ? Comment arriver à distinguer ces « homelands » respectifs quand ils n’existent que dans l’imagination florissante et débordante de certains esprits diversement qualifiables?

Quand nous n’agissons pas en Caen, nous imitons Ponce Pilate !

Face au drame national, les Rwandais savent se défiler. Avec une facilité désarmante, nous nous prêtons trop souvent au jeu de la malice qui frise légèreté et irresponsabilité.

Le régime de Juvénal Habyarimana ayant été dominé par une clique originaire du Nord, les Bakiga seraient donc responsables de toute la tragédie et devraient, seuls, et en tant que tels, en supporter toutes les conséquences ! C’est ce que tente d’accréditer dans l’opinion certains compatriotes selon lesquels, les autres Hutu n’auraient rien à se reprocher.

Les rebelles Tutsi du FPR ayant attaqué le pays en octobre 1990 et très probablement exécuté l’attentat du 06/04/1994, ils doivent assumer tout ce qui a suivi, estiment les autres, dans une ultime tentative de disculper les Gouvernements Hutu de leurs écrasantes responsabilités.

Le Rwanda ayant été colonisé par la Belgique dont l’influence se fera, peu à peu, supplanter par celle de la France, les Rwandais n’y seraient pour rien, ce sont les blancs qui ont tout fomenté ! N’oublions pas ceux qui réduisent ce drame à un coup monté par la domination anglo-saxonne.

Dans une telle perspective, tous seraient « innocents » et personne ne serait finalement « coupable ».

« Innocentes » ces autorités nationales, préfectorales, communales et autres hommes et femmes des médias qui, dans le but d’optimaliser le « travail », auront massivement mobilisé la population en l’incitant à commettre des crimes.

« Inoffensifs » ces militaires et ces gendarmes qui, au lieu de repousser l’armée d’en face, préférèrent participer à la « solution finale » quand ils n’y furent pas plus ou moins contraints.

« Enfants de chœur » ces rebelles du FPR qui, pour accélérer leur marche vers la victoire, et, dans une volonté freinée de domination, n’hésitèrent pas à mitrailler et à bombarder des camps où se concentraient des milliers de civils sans armes.

Seule serait finalement responsable cette Communauté internationale dont, jusqu’au bout, les deux belligérants se disputeront les faveurs. En tête de peloton et particulièrement coupable, cette « méchante » France qui, en pleine guerre et alors que le génocide est presque consommé, conçut et monta une mission militaro humanitaire, la fameuse opération « Turquoise » qui aurait pu empêcher et qui, en tout cas, gêna ou retarda la victoire des ex-rebelles !

C’est pourquoi face à tant de victimes, il y a en définitive, ce qui est paradoxal, si peu de regrets. Kofi Annan pour l’ONU, Madeleine Albright et Bill Clinton pour les Etats-Unis, Louis Michel et Guy Verhofstadt pour la Belgique… Reste cette France si « fière » à laquelle Kagame reprocha vivement sa véhémence.

Pour le reste et c’est pour moi l’essentiel, on attend toujours le repentir des deux principaux belligérants. Coté des « vaincus », l’ex-Premier Ministre Jean Kambanda, jugé et condamné par le TPIR, aurait exprimé ses regrets avant de se raviser, arguant que ceux-ci lui auraient été extorqués dans des conditions « illégales » et par des méthodes contestables. Côté des « vainqueurs » par contre, aucun repentir de la part du FPR et de son Chef qui se posent plutôt en victimes et revendiquent avec arrogance d’avoir arrêté le génocide. Ce qui, au regard de la réalité, semble absolument surréaliste.

Ca doit se savoir !

J’ai remarqué tant à Woluwé Saint Pierre qu’au Palais de justice, des enfants de 12 ans ou parfois moins. Des jeunes de 15 à 25 ans ou plus, visages perplexes reflétant une incompréhension au bord de la révolte. Je les ai observés et cela m’a donné à réfléchir.

Quel héritage politique, dans les conditions actuelles, entendrions-nous léguer à ces jeunes générations et à celles de demain ? Comment peut-on persévérer dans ces politiques irresponsables et criminelles qui figent ou poussent des personnes voire des pans entiers de la société dans des positions dangereuses ? De manière diverse, bien que parfois maladroitement, les Rwandais, toutes catégories confondues, réclament de plus en plus un espace de dialogue. C’est qu’ils se sentent à l’étroit dans ces catégories imposées et convenues sans que personne n’ait cru nécessaire de recueillir leur avis. Ils étouffent sous cette chape de plomb sous laquelle ploie un peuple privé de parole et de liberté. Ils aspirent à la discussion et au débat. Ils veulent savoir et comprendre ce qui leur est arrivé.

Puis-je réitérer une seule proposition au Président de la République ? Je pense qu’il est temps d’ouvrir les yeux et les oreilles afin d’entendre la clameur du peuple. Ce peuple tant manipulé, brisé et meurtri et sur lequel une classe politique irresponsable tente aujourd’hui de se décharger notamment à travers les « gacaca », cet instrument au service de l’Etat FPR par lequel il croit, impunément, imposer une justice à sens unique. Ce peuple veut désormais vivre et vivre libre.

Je suggère au Président qui, le temps d’une campagne électorale, assimila le Rwanda à sa propre maison, d’en concéder à son peuple au moins un compartiment dans lequel celui-ci pourrait se retrouver et se réconcilier avec lui-même et avec sa tragique histoire.

Avec mes amis du Partenariat-Intwari, j’ai constamment plaidé pour des solutions pacifiques au conflit intra rwandais dont les répercussions régionales ont déjà coûté plusieurs millions de vies humaines tant au Rwanda qu’en République démocratique du Congo. Tout en restant attaché au règlement pacifique des conflits, je tiens aujourd’hui à dire à Paul Kagame que s’il devrait persister dans son attitude méprisante et autiste par rapport aux doléances de son peuple, celui-ci n’aurait alors d’autre choix que d’investir toute la maison au lieu de se contenter d’un simple compartiment.

Car en toute honnêteté,

Si exiger que la lumière soit faite sur l’attentat du 06/04/1994 ;

Si s’interroger à haute voix sur les auteurs de cet attentat en leur déniant toute prétention de réconcilier le peuple rwandais ;

Si se remémorer cet attentat comme l’événement qui fit basculer le Rwanda et la région des Grands Lacs dans une tragédie indicible ;

Si penser que la mémoire des victimes Tutsi du génocide ne peut exclure celle de leurs compatriotes Hutu broyés par la même machine à tuer ainsi que les milliers de Hutu innocents victimes des massacres encore non qualifiés de l’ex-rébellion du FPR ;

Si revenir sur les massacres perpétrés contre les réfugiés rwandais dont des femmes et des enfants en ex-Zaïre, Hutu dans leur majorité, et exiger que justice soit rendue ;

Si estimer que dans la tragédie rwandaise et régionale les responsabilités sont largement partagées ;

Si refuser de céder au simplisme criminel qui tente cyniquement d’enfermer le peuple rwandais en deux camps absolument inconciliables à savoir celui des méchants(Hutu) et celui des bons(Tutsi) ;

Si rejeter fermement ce schéma grotesque qui voudrait que seuls les Hutu qui acceptent de faire allégeance au FPR obtiennent la grâce d’être blanchis quand ceux qui rompent avec lui ou qui refusent d’y adhérer sont automatiquement assimilés aux « interahamwe » et aux « génocidaires » ;

Si considérer que le Général Major Paul Kagame est un autocrate dangereux et soupçonné de pires crimes de guerre ;

Si contester un ordre établi car injuste et inique ;

Si sans distinction, tous ceux et celles qui osent bousculer ces schémas convenus doivent être inculpés de négationnisme ou de révisionnisme du génocide de 1994, alors je devrais l’être et j’assumerai.

J’assume totalement mon geste que je dédie à la mémoire de tous les innocents, de quelque bord qu’ils soient qui, sans haine ni rancune, ont péri injustement de la folie meurtrière de leurs semblables. Une folie encouragée et encadrée par un Etat indigne de ce nom, et par des belligérants qui tous, dans leurs choix politiques, tactiques et stratégiques, auront dramatiquement dépassé les bornes. Une folie face à laquelle, lâche et démissionnaire, cette même Communauté internationale semble aujourd’hui chercher à imposer aux Rwandais la dictature des vainqueurs, feignant d’ignorer qu’aucun armistice crédible ne fut signé dans la guerre du Rwanda.

Je dédie ce geste à tous ceux et celles qui, parmi nos concitoyens ou parmi les amis sincères du Rwanda, se battent pour l’émergence dans ce pays dévasté, d’une fraternité nouvelle, une société plus juste et plus tolérante. Je pense particulièrement ici au Col Luc Marchal dont la présence à la cérémonie du 06/04 aura suscité tant de réactions de condamnation dans les médias. Cet homme est l’une des personnalités victimes de leur obstination à exiger l’éclatement de toute la vérité au sujet du génocide de 1994. Plaise au ciel que le débat belgo belge sur ce génocide ne compromette définitivement l’avènement de la vérité!

Ce geste, je le dédie à ces millions de rwandaises et de rwandais qui, nés de mariages entre Hutu et Tutsi, ne savent plus à quels saints se vouer dans cette histoire de fous dont nous semblons tous des otages.

Je le dédie à nos compatriotes Batwa, eux aussi frappés de plein fouet par la tragédie nationale mais dont la faiblesse numérique et peu d’ambitions politiques consacrent l’isolement voire l’exclusion de la société.

J’en appelle enfin à la conscience de tous pour qu’on se garde de politiser les souffrances indescriptibles subies ou infligées par nos concitoyens. Malgré la guerre, le génocide et tous les autres crimes abominables qui l’ont accompagné, les Rwandais sont condamnés à vivre ensemble, pour le meilleur et pour le pire. N’en déplaise à ceux qui, sans doute dans une tentative d’échapper à ce dilemme insoutenable consécutif à l’innommable, prétendent se débarrasser de leur terre natale par des procédés les uns plus ridicules que les autres.

Entre temps, sur les collines du Rwanda, les humbles paysans de notre pays nous donnent une cinglante leçon de vie, marquée de courage, de patience et de patriotisme. Ces veuves et ces orphelins qui, démunis, trouvent encore des ressources de discuter de l’organisation de leur vie au village et de l’avenir de leurs enfants. Ces jeunes, désoeuvrés et sans la moindre certitude pour leur avenir qui, envers et contre tout, persévèrent en espérant des lendemains qui chantent. Ces vieilles personnes complètement abandonnées qui, dans un élan de sagesse, s’efforcent de laisser aux jeunes générations une image moins pessimiste de la vie.

Mais que se passe-t-il donc dans la classe politique rwandaise et chez nos chères élites? Que concocte-t-on au sein de la société civile rwandaise? Devrait-on se réjouir de ce que le corps militaire, l’administration politique et le monde universitaire soient ni plus ni moins que des foules organisées ? Peut-on s’accommoder de partis politiques irresponsables qui ne feraient que rivaliser de zèle clientéliste auprès du parti Etat ? Que faire en face d’une certaine opposition qui, sans préciser ses objectifs et sans présenter la moindre alternative au régime en place, s’accroche au futile exercice de la dénonciation, allant jusqu’à user de l’injure et de l’invective moins à l’endroit de ses adversaires naturels que contre d’autres opposants traités de « traîtres » ?

Je m’incline respectueusement, encore une fois, en mémoire de toutes les victimes innocentes de la tragédie rwandaise et régionale. Et j’invite tous mes compatriotes à prendre garde de ne pas succomber à la dangereuse tentation du repli communautariste voire nationaliste afin qu’ensemble, nous reconstruisions une Nation pacifique et prospère, et qu’au-delà, nous puissions contribuer, de façon déterminante, au redressement de l’Afrique.

Puissions-nous, dans les jours, les mois et les années qui viennent, nous unir davantage pour un Hommage authentiquement national qui soit à la hauteur de l'honneur, de la dignité et de la reconnaissance que nous devons à toutes les victimes innocentes.

Déo Mushayidi
08/04/2006